Mesurer les actions de communication. Les conséquences ambivalentes de la mesurabilité d’Internet

Les outils de mesure sur internet réactivent une problématique déjà bien connue des communicateurs. Sommés de faire la preuve de l’efficacité de leurs actions, ces derniers ne peuvent en effet pour autant s’appuyer sur des résultats tangibles et indiscutables. Ainsi retrouve-t-on, par exemple, dans de nombreux manuels de communication, la célèbre formule attribuée à John Wanamaker et illustratrice de la position des annonceurs : « je sais qu’un dollar de publicité sur deux ne sert à rien, mais je ne sais pas quel est ce dollar ».

Cette tension initiale rendant complexes les rapports entre les communicateurs et leurs clients est certainement pour beaucoup dans la propension des premiers à s’exprimer sur le rôle de « la comm’ » : en l’absence de preuves irréfutables de son importance, il devient nécessaire de construire un discours d’accompagnement justifiant celle-ci (plus de détails dans cet article). Cependant, ce discours repose traditionnellement sur une opposition à la volonté de mesure systématique appliquée aux actions de communication. Les praticiens soulignent alors la complexité des retombées que celles-ci peuvent avoir, touchant beaucoup à des questions de représentations qui ne se laissent pas toujours synthétiser par un nombre de vues ou un impact directement repérables dans les ventes.

BernbachLe développement de la communication sur Internet a permis de simplifier plusieurs de ces points de tension, notamment dans la communication « push » classique. La traçabilité permise par ce support a rendu possible de fournir des chiffres précis sur le nombre de vues, de clics et de transformations provoqués par chaque campagne. Un langage commun fondé sur la mesure s’est donc institué entre annonceurs et communicateurs sans que ceux-ci ne s’en plaignent. Un grand pan de la publicité sur Internet, plutôt ciblé en fonction de mots-clés ou de thèmes précis abordés sur les sites fréquentés, partage effectivement avec le marketing direct ou la publicité sur le lieu de vente un objectif de ventes qui justifie le recours à des mesures d’efficacité en lien direct avec celles-ci1.

On remarquera même que cette mesurabilité est régulièrement devenue un argument de communication pour les acteurs de l’économie d’Internet (Rebillard, 2007). Face au désenchantement provoqué par l’effondrement de la bulle des années 2000, les discours d’accompagnement du tournant « participatif » d’Internet ont en effet fait force appel au caractère phénoménal des chiffres (Bouquillion, Matthews, 2010). C’est ainsi que des taux de croissance en terme de comptes créés de plus de 100 % par an ou des volumes de contenus partagés dépassant allégrement le million par minute ont été mis en avant pour témoigner de la nécessité pour les organisations d’investir ces nouveaux espaces communicationnels, cette seule dimension volumétrique court-circuitant la réflexion sur la valorisation de cette participation ou de cette audience.

Néanmoins, on peut se demander si cet apparent terrain d’entente entre communicateurs et annonceurs ne constitue pas une victoire à la Pyrrhus pour les premiers. Les mesures permises par Internet focalisent effectivement sur la visibilité d’un contenu ou le lien avec une action de l’internaute : afficher un contenu dans la zone visible de la page, cliquer sur une publicité, effectuer un achat, etc. Au fur et à mesure qu’Internet se voit affecter un plus grand rôle dans les stratégies de communication des entreprises, les objectifs de communication peuvent pourtant se révéler plus larges. Aux questions de notoriété et de ventes s’ajoutent des questions d’attitudes envers les entreprises et leurs produits ou de branding qui redeviennent difficiles à mesurer. Cependant, justifier de ce flou lorsqu’il s’agit d’évaluer les évolutions des représentations envers une marque ou du rôle d’un vecteur précis dans une démarche globale de communication s’avèrent d’autant plus délicat que les annonceurs ont été habitués à se voir présenter des chiffres permettant d’envisager le retour sur investissement de chaque action.

On court alors un double risque. Le premier consiste à voir la communication de plus en plus soumise à une logique d’évaluation relevant de l’unique promotion des ventes. Le second réside dans l’imposition d’évaluations support par support à des stratégies 360 censées jouer sur la complémentarité des relations permises par chacun de ces supports, et où, en toute logique gestionnaire, ceux permettant un lien avec les ventes risquent d’être préférés.

C’est ainsi qu’il devient difficile de justifier un lien qualitatif noué par une marque avec une audience sur des médias socionumériques si celui-ci ne débouche pas sur des ventes, alors que le contexte ne s’y prête pourtant pas. C’est ainsi aussi que la fonction des community managers, consistant en grande partie à éviter des crises ou à repérer des signaux faibles, peine à être reconnue puisqu’il est peu probable de pouvoir rendre compte de tout ce qui n’a pas eu lieu grâce aux actions mises en place. Les conséquences en matière d’affectation de budget ou de pérennité des postes sont patentes.

L’International Advertising Bureau (IAB), dont l’une des fonctions consiste à proposer des standards d’évaluation des actions de communication, a proposé plusieurs livres blancs à propos d’Internet qui sont disponibles sur son site. Ils ont le grand intérêt de distinguer des espaces au sein de ce support et de suggérer des indicateurs de performance différent selon les contextes. Ainsi, les médias socionumériques se voient associer des métriques plus en lien avec la viralité et les interactions provoquées. Il s’agit d’un premier pas permettant de lutter contre la réduction de la communication à la promotion des ventes. Cependant, ces mesures reposent encore sur les actions des internautes, seul élément mesurable. Or, celles-ci ne rendent pas compte de tout : la plupart des internautes ne manifesteront pas qu’ils ont vu ou apprécié un contenu par l’intermédiaire d’une action mesurable. De même, la complexité d’une attitude envers une marque et de son évolution ne se traduisent pas nécessairement ou ne sont pas fidèlement retranscrites dans une action. Enfin, la plupart de nos actions demeurent équivoques. Il convient donc pour les communicateurs de continuer à lutter pour faire reconnaître la non mesurabilité d’une partie de leur action et d’argumenter en faveur de la prise en compte de la globalité d’une stratégie. Il en va de la reconnaissance de la fonction communication dans sa spécificité ou de sa soumission aux contraintes d’autres logiques, notamment commerciales ou marketing.

Il est toujours aussi difficile de savoir quel dollar ne sert à rien…

1 Même si les critères permettant ces mesures peuvent être discutés.

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